La monnaie a-t-elle été inventée, ou formalisée ? Et comment devient-on « riche comme Crésus » en « touchant le Pactole » ?*
Nous utilisons souvent, à tort, le terme d’invention pour qualifier l’apparition du monopole de la monnaie, mais il serait plus juste de parler de formalisation. La formalisation de la monnaie apparaît assez tardivement dans l’histoire de l’or et de l’argent, et elle se réalise en plusieurs étapes. C’est ainsi qu’au VIe siècle avant notre ère, en l’espace de 5 générations, la monnaie est passée du stade de moyen d’échange plus ou moins standardisé et privé, à celui d’attribut royal et politique.
Toucher le Pactole, cette rivière chargée d’or
Tout commence dans les terres de l’actuelle Turquie, pas si loin de la Mer Noire. Vers 750 avant notre ère, les Phrygiens reçurent un nouveau Roi, Gordias, promis par l’oracle. Gordias, sans enfant, choisit d’adopter Midas comme fils. Le règne de Gordias achevé, Midas devait le succéder. Touché par la grâce divine du dieu Dionysos, Midas obtient le don de transformer tout ce qu’il touchait en or. Mais Midas, transformant tout ce qu’il touche en or solide, ne pouvait ni manger ni boire. Le don était devenu une malédiction.
Cette maxime nous rappelle que l’or ne répond pas aux besoins essentiels des Hommes, et qu’il tue ceux qui l’envient excessivement. Pour survivre, Midas suppliât alors Dionysos de lui retirer ce don. Le dieu accepta, à la condition qu’il se lave les mains dans le Pactole, une rivière provenant certainement du mont Tmole à l’époque qui était riche en or.
Cette légende, forte de symboles, est à la fois un enseignement sur la nature dégradante de l’avidité excessive, tout autant sur le fait que les eaux qui laissaient passer l’or se trouvaient dans le Pactole. Il convient donc de préciser que « toucher le Pactole » n’est peut-être pas ce que le langage courant nous laisse entendre…
Le Pactole coulait aussi en Lydie, un Royaume au Sud-Ouest de la Phrygie de Midas. La capitale de Lydie était la ville de Sardes, à proximité de la mer Egée et en connexion avec le monde grec. Les divers récits relatifs à Crésus et au royaume de Lydie sont ainsi rapportés dans le livre Histoires par Hérodote, historien grec qui vécut au Ve siècle avant notre ère. Ce récit est central dans l’histoire de l’or et de l’argent, car il relate pour la première fois une version détaillée de l’apparition de la monnaie. La Lydie était assez riche en or, principalement en raison de la présence du Pactole. De l’electrum, mélange d’or et d’argent, était principalement extrait. En grec, l’electrum signifie « ce qui brille », est aussi la racine du mot « électrique » de nos jours.
L’Empire Lydien : une dynastie monétaire
Vers 700 avant notre ère, le royaume de Lydie était dirigé par le roi Candaule. Mais Candaule est renversé par l’un de ses serviteurs, Gygès, qui devient alors le fondateur de la lignée des Mermnades. L’oracle de Delphes lui prédit alors que sa lignée règnera 5 générations, en échange de quoi Gygès aurait offert 6 boules en or d’un poids de plus de 8 kg. D’après le Livre I des Histoires de Hérodote :
« L’oracle se prononça pour lui, et ainsi Gygès régna. Cependant, la Pythie annonça en même temps que les Héraclides se vengeraient du cinquième descendant de Gygès. Mais ni les Lydiens ni leurs rois ne prirent en compte cette prophétie jusqu’au moment où l’événement la vérifia ».
Hérodote, Histoires, Livre I
En outre, les lydiens maitrisaient l’évaluation de la pureté de l’or à l’aide de pierres noires. Il faut également souligner que les lydiens utilisaient des dumps, des grains d’electrum qui servaient comme moyen d’échange. Comme les standards égyptiens ou mésopotamiens, ces grains servaient de moyen d’échange dans la sphère privée. Lors de son règne, Gygès adoptât une mesure aux conséquences majeures.
Gygès supprimât l’émission de dumps dans la sphère privée, assurant ainsi au roi le monopole de l’émission de « monnaie ». Ce monopole a profondément changé la structure et la conception de la monnaie. La monnaie est manifestement devenue un enjeu du pouvoir, et progressivement, un attribut indéfectible du pouvoir. Cependant, l’Histoire rime et le dictat du monopole n’est jamais optimal à long terme, ce qui donnât lieu à l’éclosion d’une multitude d’innovations monétaires et de monnaies privées tout au long de l’histoire.
Gygès est succédé par Ardys autour de 660 avant notre ère. Ardys entend affirmer le monopole monétaire décrété par Gygès. L’émission des dumps se fait alors avec un poids et une taille de plus en plus standardisée. Les « pièces » deviennent alors de plus en plus rondes et reconnaissables. En gage du poids et de la forme de ces premières « pièces », Ardys fait frapper sur ces pièces le symbole de la dynastie : une tête de lion. La monnaie, en devenant l’attribut du pouvoir, allait aussi en revêtir l’autorité. Cette révolution pourrait nous suffire à qualifier le règne de Ardys comme celui de l’apparition effective de la monnaie comme fait de loi, et non plus seulement d’usage, mais d’autres évolutions suivirent. En outre, des découvertes faites dans la ville d’Ephèse ont montré l’existence d’une quantité importante de pièces frappées d’une tête de lion. Ces pièces, datées de 635 avant notre ère, seraient les « véritables » premières monnaies.
Riche comme Crésus, ou l’apparition de la monnaie
Ardys est succédé par Sadyatès, lui-même succédé par Alyatte. Nous savons que Alyatte mena plusieurs guerres visant à étendre son territoire. Mais plutôt que de pilier et de détruite les biens de ses ennemis, le roi exigeait plutôt le versement de tributs, contribuant ainsi un peu plus à l’enrichissement du royaume. Alyatte fut aussi le premier à frapper des pièces en or, ce qui contribua à stimuler le commerce et la domination de la Lydie sur la région. C’est ainsi que Crésus, la cinquième génération de la dynastie, accède au trône en 568 avant notre ère à l’âge de 35 ans.
Crésus était déterminé et confiant dans l’extension et le développement de son royaume. L’importance de Crésus dans l’histoire monétaire tient à l’amélioration des techniques de fonderie. En effet, en chauffant un mélange de plomb et de sel, les fondeurs parvenaient à séparer dans l’electrum l’or de l’argent. Crésus rappela ainsi les monnaies d’electrum pour faire frapper des monnaies exclusivement d’or et exclusivement d’argent. Le premier système bimétallique était né. Dans la plupart des cas, l’or et l’argent étaient jusqu’ici dans un état plutôt indistingué d’electrum, avec une large majorité de métal jaune.
Sur la première face des pièces frappées sous le règne de Crésus, les créseïdes, nous retrouvons un lion et un taureau se faisant face, à l’image des armoiries de la cité de Sardes. De l’autre côté, nous retrouvons une sorte de poinçon, ou deux carrés incisés, qui attestait de l’authenticité de la pièce. De plus, Crésus a veillé a l’établissement d’un système de valeur. L’unité centrale était le stater. Un stater d’or pesait 8,1 grammes d’or, et un stater d’or était égal à 10 stater d’argent de 10,7 grammes. Ce qui équivaut encore à un ratio argent-or de 13,3. Ce ratio est demeuré presque inchangé pendant près de 2 000 ans. Comme l’a affirmé Hérodote (I, 94) :
« Les Lydiens sont les premiers hommes, à notre connaissance, qui aient fait l’usage de monnaies d’or et d’argent frappée ; les premiers aussi qui aient pratiqué le commerce en détail »
Hérodote (I, 94)
Nous voyons ici que l’apparition de la monnaie s’est faite en plusieurs étapes. Dans un premier temps, la monnaie ou plutôt la pré-monnaie, était largement utilisée dans la sphère privée sous des formes plus ou moins standardisées à l’aide des mesures établies. Dans un deuxième temps, très tardif, la « monnaie » est progressivement monopolisée par le pouvoir royal. L’or et l’argent deviennent un attribut du pouvoir. Par la suite, les frappes mettent en avant un caractère politique aux premières « pièces » avec des symboles. Enfin, l’amélioration des techniques de fonderie permet de mettre fin à l’ambigüité de l’electrum. Dès lors, les pièces se dotent d’un véritable standard garanti par l’émission royale. Crésus n’aura été que l’aboutissement de millénaires de perfectionnements monétaires, mais aussi d’une décision aussi radicale qu’autoritaire de la part de son aïeul de monopoliser la monnaie.
La fin misérable de Crésus, ou la réalisation des deux prophéties
Mais Crésus, vraisemblablement aveuglé et trop confiant du succès de sa politique militaire et monétaire, fut aussi la première victime de sa richesse dont la réputation traversait les mers. Le succès de cette nouvelle forme de monnaie a rapidement mené à une large diffusion des pièces lydiennes dans les régions voisines. Ce succès était néanmoins questionné par l’accroissement de la puissance Perse menée par le roi Cyrus.
Vers l’âge de 50 ans, Crésus entend prendre le dessus sur son adversaire. Crésus est un roi plutôt mesuré et prend conseil autour de lui, en prenant préalablement le soin de vérifier la qualité du conseil. Il envoya ainsi plusieurs messages à Delphes, dans le reste de la Grèce, ainsi qu’en Lydie. Les messagers étaient chargés de rapporter ce que ferait Crésus au jour convenu, à savoir ce que personne n’aurait imaginé : dépecer une tortue et un agneau qu’il fera cuire ensemble sous un couvercle d’airain. Un seul oracle parvint à prédire avec exactitude cette pratique singulière : la Pythie de Delphes. D’après Hérodote (I, 48), Crésus prit alors la décision de s’octroyer la bonne volonté des dieux et envoya une quantité d’or et d’argent considérable à Delphes, vraisemblablement plus de 8 tonnes d’or d’après les sources.
« Il ordonna que les Lydiens sacrifiassent aussi au dieu tout ce qu’ils pourraient lui offrir. Le sacrifice achevé, on fondit, par ses ordres, une immense quantité d’or, dont il fit faire au marteau des demi-briques d’une palme d’épaisseur, longues, les plus grandes de six palmes, les moindres de trois ; il s’en trouva cent , dont quarante d’or affiné , chacune du poids d’un talent et demi, les autres d’or blanc, pesant chacune deux talents. Il fit aussi façonner en or pur un lion du poids de dix talents. Ce lion, lors de l’incendie du temple de Delphes, tomba des demi-briques sur lesquelles on l’avait placé […]. Ces objets fabriqués, Crésus les envoya à Delphes et en outre les suivants: deux cratères de première grandeur, d’argent et d’or; celui d’or était posé à droite l’entrée du temple, celui d’argent à gauche ».
Hérodote (I, 48)
L’oracle annonça alors que si Crésus lançait la guerre contre Cyrus, « il détruira un grand empire ». Après une première bataille vaine entre les deux empires, Crésus se replia sur Sardes. Mais Cyrus, déterminé de pouchasser Crésus dans son repli stratégique, contraignit Crésus à livrer une seconde bataille dans une plaine proche de Sardes. La cavalerie de Crésus était placée en première ligne, mais Cyrus, connaissant la peur instinctive des chevaux pour les chameaux, décida de remplacer sa cavalerie par les chameaux qui servaient habituellement à convoyer les vivres et équipements.
La bataille était faite, après 14 ans de règne de Crésus et 14 jours de siège de Sardes, le grand empire Lydien était vaincu, et avec lui, le plus riche de tous les rois. Par cette défaite, deux prophéties se réalisaient : la première était que la 5e génération fut la dernière, et la seconde était qu’un grand empire a sombré. Hérodote nous raconte encore que Crésus fut brûlé comme offrande aux dieux perses, et qu’au milieu du feu montant, Crésus exclama par trois fois le nom de Solon…
*Cet article est tiré d’un chapitre de mon livre sur l’or et l’argent.
Par THOMAS ANDRIEU