Cet article est tiré de l’introduction générale du Grand Livre Illustré Des Cycles Economiques
La question des cycles économiques, contrairement à une théorie bien affirmée dans l’esprit d’un seul auteur, est comme une vieille histoire dont le public connaît l’intrigue, mais pas le détail. Les cycles économiques sont une constante de la littérature économique, suffisamment négligée pour ne jamais être débattue et largement discutée, mais suffisamment récurrente pour exister à travers les époques par la force d’esprits qui ont toujours su apercevoir la puissance considérable de l’étude des cycles. Étudier les cycles économiques, c’est avant tout s’approcher au plus près de la réalité économique, en approximer les fondements dynamiques, pour établir la théorie des cycles économiques. Un travail de peintre, ou de tailleur de pierre, en quelque sorte. Alors pourquoi, dans une époque abandonnée à l’extériorité des « évènements » et à la linéarité la plus élémentaire de la pensée, étudier la question des cycles économiques ?
D’abord, par devoir de mémoire, comme le suggère cette collection. Un devoir de mémoire d’autant plus prégnant que certains auteurs de la question l’ont payé de leur carrière, ou de leur vie. Dans la longue liste des économistes, l’un d’entre eux se distingue par son courage et son humilité. Il s’agit de l’économiste russe Nikolaï Kondratiev (1892-1938). À l’été 1930, dans une lettre adressée à son ami Pitirim Sorokin, peu de temps avant son arrestation, Nikolaï Kondratiev écrit : « Il y en a quelques-uns qui refusent, et leur sort est terrible. Je suis l’un d’entre eux ; et ma situation est pire que celle de n’importe qui d’autre. Main tenant, ils m’ont privé de tout mon travail. » Il sera exécuté par le NKVD, le 17 septembre 1938 à proximité de Moscou, comme l’avait souhaité Joseph Staline. Son crime ? Avoir étudié les cycles économiques, ni plus, ni moins. À cet égard, toutes les théories économiques ne se valent pas, car elles se confrontent à des considérations idéologiques qui favorisent ou invisibilisent leurs apôtres. Le marxisme, le keynésianisme, ou même le libéralisme, ont moins souffert des tortures des sociétés interventionnistes et totalitaires que ne le fut, à son échelle réduite, la théorie des cycles économiques. Mais en fusillant la théorie des cycles économiques, ce jour de septembre 1938, n’avons-nous pas de surcroît fusillé une théorie proprement apartisane dans un monde toujours plus politisé ? N’avons-nous pas fusillé notre humilité en tant qu’individus inclus dans un ensemble dynamique, plus grand et plus contraignant que ce que les plus fervents communistes avaient réduit au prolétariat, et d’autres à l’État ?
Un devoir de mémoire, aussi, de par l’ampleur, la récurrence et le volume considérable des travaux sur la question des cycles économiques. Peut-être 20 000 à 30 000 pages de livres et d’articles sur la question, qui sait… Nous lisons tous Marx, Jevons, Keynes, Friedman, Hayek ou Mises, et bien d’autres… Mais qui reconnaîtra les économistes les plus dévoués à la science économique, ceux dont le triomphe de l’ego et des conceptions idéologiques passe après le triomphe de l’empirisme économique, si nous les fusillons ou si nous les laissons dans les recoins de l’Histoire ? Ces auteurs, dans un nombre si important, et dans une récurrence si troublante, se trouvent tous dans le champ de l’étude des cycles économiques. Le nombre de ces auteurs est cependant trop important pour tous les réunir dans un seul ouvrage. Cependant, quatre auteurs méritaient une attention particulière : Clément Juglar, Joseph Kitchin, Nikolaï Kondratiev et Joseph Aloïs Schumpeter. Chacun de ces auteurs a éclairé de sa raison la nature de la dynamique économique. Clément Juglar était un Français de la seconde moitié du XIXe siècle, et préférant l’étude statistique à la médecine, il rédigea en 1862 une première édition de référence sur les cycles économiques, puis une seconde reprise ici, en 1889. Plus tard, intervient Joseph Kitchin en 1923, qui apporte une forme académique à ce qui était resté jusque-là une pratique financière propre aux initiés : l’étude des cycles courts. Dans le même temps, Nikolaï Kondratiev publie une série d’ouvrages dans les années 1920 sur la question de la conjoncture économique et de ses déterminants. Il réalise ainsi un travail majeur en 1926 sur les cycles longs, repris par morceaux par la suite, et restitué autant que possible ici. Pour finir, une ébauche aux travaux considérables de Joseph Schumpeter semblait inévitable (1939). Le volume, la complexité et la justesse des travaux de Joseph Schumpeter sur les cycles économiques mériteront toujours un grand respect.
Ensuite, nous invoquons les cycles économiques par devoir de réalisme économique. Ces dernières années, en négligeant les effets du cycle long de l’économie, beaucoup d’économistes, d’États et de banques centrales, sont devenus des navigateurs dans un brouillard épais. Si épais qu’ils invoqueraient l’interventionnisme avec d’autant plus de force que nous ne connaissons pas notre trajectoire. Si épais que c’est notre ignorance des phénomènes dynamiques qui nous aveugle dans ce chemin périlleux. Les statistiques, l’étude mathématique et dynamique, sont unanimes sur le fait que, de nos jours, les cycles économiques et financiers sont toujours effectifs. Plus effectifs, en un certain sens, qu’ils ne l’avaient jamais été. Les cycles sont largement diffusés en finance et ont fait leurs preuves depuis plus de 150 ans, mais qui peut admirer les mêmes dynamiques dans le vaste champ de l’économie si ce n’est un auteur averti sur la question ? Par conséquent, les cycles économiques ne doivent pas être lus, compris et expliqués de la même manière qu’une quelconque théorie économique. Il n’est pas impossible, à un certain égard, que les cycles économiques soient l’aboutissement de la science économique. Car dépouillés aux seuls faits, les cycles s’exposent avec d’autant plus de puissance qu’ils sont un principe constant, apartisan, atemporel. La science évolue doucement, mais certainement, sur la question des cycles économiques. L’étude des cycles économiques a connu son apogée avant l’ère des régimes totalitaires du XXe siècle. L’interventionnisme économique qui prédomine depuis l’après-guerre a mis de côté les questions de la dynamique économique, dont l’intérêt est limité pour des agents qui s’intéressent à la seule mécanique des effets. Cependant, l’étude mathématique des marchés financiers, et l’avancée fournie par les fractales, nous renseignent clairement sur la nature, les origines et la portée des cycles économiques. D’une part, car la présence de phénomènes d’autocorrélation sur les marchés financiers est désormais largement démontrée. La mesure et la présence des fractales nous assurent d’une dépendance des évènements économiques et financiers au temps. Nous remarquons ainsi un phénomène largement répandu de symétrie temporelle entre les évolutions moyennes passées et les évolutions actuelles. Ce phénomène, de surcroît, est aussi présent dans le champ économique.
Enfin, ainsi, nous invoquons les cycles économiques par avertissement aux idées préconçues. William Gann soulignait déjà, en 1927, que « le grand public n’est pas encore prêt pour cela, et le ne comprendrait pas ou ne le croirait pas si je l’expliquais ». Il y a, dans l’esprit public, une incompatibilité et une incompréhension profonde sur la nature des cycles économiques. Les cycles évoquent le déterminisme pour certains, le mysticisme ou l’astrologie pour d’autres. Les cycles, pourtant, sont un des rares principes qui traversent toutes les disciplines, de la science en passant par la religion. Nous retrouvons les cycles dans les mathématiques et la géométrie, la physique et le traitement du signal, l’astronomie, et plus proche de notre domaine, en biologie et en médecine, etc. Les cycles sont une prison pour ceux qui les nient par réflexe moral ou idéologique, et un outil technique incroyablement puissant pour ceux qui en ont la connaissance. De nos jours, la démarche consistant à recourir à l’aléatoire sur les marchés n’est pas seulement insuffisante, elle est profondément erronée. Une remarque essentielle pour le lecteur est que la nature philosophique du hasard n’est pas l’absence de cause, car le monde matériel est nécessairement et partout causé, mais le hasard est très exactement l’ignorance des causes. Le hasard est l’étude des effets en négligeant l’existence d’un lien de causation ou de dépendance au temps. Dans le domaine de la prospective, le recours au hasard revient à reconstituer un puzzle dont nous ignorons l’existence. Malgré tout, le hasard demeure indéniablement utile en simplifiant la réalité pour gagner en généralité et en maîtrise des effets. Mais il convient, une fois saisie la nature philosophique du hasard, d’établir un plan plus complexe, plus réaliste, et moins généraliste. À cet égard, les cycles englobent le hasard, car pouvant revêtir l’ensemble des distributions de probabilité, et par là, les cycles dépassent effectivement le hasard. Les cycles touchent donc à l’étude de ce qui est effectivement dans les données, c’est-à-dire ce qui est manifesté et renseigné, mais encore à l’étude de ce qui n’est pas dans les données, c’est-à-dire ce qui est manifesté et non renseigné (guerres, innovations, instabilités sociales…), et dans une large sphère, à ce qui n’est pas encore manifesté. Comme nous l’évoquerons, les cycles sont par construction la méthode la plus élaborée à notre disposition pour percevoir, voir et entrevoir la véritable nature de la dynamique économique. En ce sens, nous parlons de réalisme économique. Réciproquement, les cycles économiques ne seront jamais, complètement, une théorie. La théorie des cycles économiques est le modèle représentatif que nous avons des cycles, et non les cycles eux mêmes. Étudier les cycles économiques, c’est encore utiliser un outil dont la portée est si grande qu’il serait aisé de s’y perdre sans une certaine rigueur, présupposant un avertissement et une connaissance des possibilités offertes par les cycles. La quadrature du cercle, le mystère du cercle et carré de la Grèce antique, n’est pas finalement si éloigné du problème qui se pose à l’esprit de celui qui, soucieux d’étudier l’économie comme une mécanique, se trouverait submergé par l’irrationalité apparente de la dynamique économique.
Les cycles économiques en eux-mêmes ne sont donc pas critiquables, car proprement ineffables et inattaquables, mais seulement, et modestement, est critiquable la théorie que nous en faisons. Ce livre est ainsi l’aboutissement de longs mois de travaux, et nous avons veillé à ce qu’il contienne toutes les raisons pour procurer les clés bien gardées de la théorie des cycles économiques. Pour reprendre les termes de Joseph Schumpeter lui même, « la jeune génération d’économistes devrait considérer ce livre simplement comme quelque chose à critiquer et à partir de quoi commencer, comme un programme motivé pour de futures recherches ».
Les évènements trépassent,
les idées passent,
les dynamiques surpassent.
Thomas Aloïs Alexandre Andrieu
Toulouse, mars 2024