Extraits du Grand Livre Illustré des Cycles Economiques
La vie de l’économiste Nikolaï Kondratiev (1892-1938) mériterait un roman à elle seule. Nikolaï Kondratiev (Kondratieff en français) est un des rares économistes qui a payé de sa vie la découverte des cycles longs de l’économie. Il a été fusillé à seulement 46 ans par le camp de purge du NKVD pour ses découvertes économiques. La vie de ce héros de la science économique est une vie extraordinaire dans une Russie en pleine révolution politique et sociale. Décryptage de la vie de Nikolaï Kondratiev, l’économiste odieusement fusillé.
Nous avons eu l’occasion de développer plus amplement la biographie et l’œuvre principale de Nikolaï Kondratiev dans le livre « Les cycles longs de l’économie » (paru aux Editions JDH, septembre 2023). Cet article condense certains éléments du livre, que nous recommandons.
De l’enfance à la révolution de 1917
Nikolaï Dmitrievitch Kondratiev naît le 4 mars 1892, dans l’oblast d’Invanovo (dans le petit village de Galuevskaya), une région adjacente à Moscou. Il est l’ainé d’une fratrie de 10 enfants dans un environnement paysan. Plus tard, il commence ses études à Khrenovo, où il montre un certain talent. A cette époque, la société russe est en plein bouillonnement. Il aurait rejoint à l’âge de 13 ans le Parti des socialistes révolutionnaires.
C’est à l’âge de 16 ans, en 1908, que le jeune Nikolaï entend poursuivre ses études en économie et en statistiques à l’Université de Saint Pétersbourg. Là, il y rencontre notamment l’économiste Mikhail Tugan-Baranovsky (1865-1919) qui rédigé en 1894 un livre intitulé « les crises industrielles dans l’Angleterre contemporaine, leurs causes et leurs influences sur la vie nationale ». C’est probablement de cette rencontre que naquît l’intérêt du jeune N.Kondratiev pour les cycles.
Dans le même temps, son intérêt pour le Parti communiste grandit. Toutefois, il n’est pas très fervent à l’idée d’un communisme radical et garde en tête l’idée du communisme paysan. C’est à 23 ans qu’il rédige son premier essai au sujet du développement de l’économie du Kineshem. En 1917, il poursuit dans cette voie avec un article en faveur de la mise en place d’un contrôle de l’économie pour répondre à la crise alimentaire. Mais en février de la même année, la révolution éclate à Saint Pétersbourg.
Porté par ce vent nouveau, il devient adjoint du ministre du Ravitaillement dans le gouvernement de Lvov et Kerenski.
Les découvertes de Nikolaï Kondratiev
Fort de la révolution et de son ascension au sein de la classe politique, il prend la direction en 1920 du tout nouvel Institut de la Conjoncture de Moscou qui compte alors 5 personnes. Cette organisation vise à la recherche économique, et plus particulièrement sur la question des cycles économiques. En 1921, il soutient la Nouvelle Politique Economique de Lénine (NPE), visant à libéraliser temporairement l’économie pour assurer une meilleure application du communisme ensuite. De 1922 à 1928, il rédige la plupart de ses travaux sur la base d’un important travail statistique de l’Institut, qui compte désormais près de 50 personnes à son bord. Son ouvrage principal est une conférence, ensuite rédigée et d’abord publiée en allemand (Die langen Wellen der Konjunktur, 1926). Le titre de ce travail peut se traduire comme Les Cycles longs de l’économie en français.
L’étude d’une quantité astronomique de données, et ce pour la plupart des économies capitalistes (France, Angleterre, Etats-Unis) depuis le début du XIXe siècle, appelait à une conclusion unanime. Nikolaï Kondratiev avait découvert les vagues longues de l’économie. Nikolaï Kondratiev nous enseigne que l’économie suit des cycles longs d’une durée comprise entre 48 et 60 ans, et que cela se retrouve sur l’inflation, les salaires, le commerce extérieur, le taux d’intérêt, les dépôts, etc… Ainsi il voit venir la décrue des matières premières des années 1930. L’enseignement de Nikolaï Kondratiev est formidablement novateur pour son époque. En effet, il remarque que les innovations, les guerres ou les révolutions, sont plus fréquentes dans la phase ascendante du cycle long caractérisée par la hausse de la plupart des facteurs énoncés (taux, prix, salaires, etc…). Il voit dans le rythme d’accumulation du capital la principale cause de ce phénomène cyclique, qui est nécessairement basé sur un système bancaire plus influent, des marchés boursiers plus actifs, etc…
Nikolaï Kondratiev réfute enfin l’explication selon laquelle les cycles longs seraient causés par des évènements extérieurs comme les guerres, les décisions politiques, etc…
Léon Trotski fera même une réponse spéciale à Nikolaï Kondratiev dans son article La courbe du développement capitaliste (1923). Sans renier la véracité des faits avancés, il n’admet pas leur caractère supposément endogène et il y voit une simple coïncidence.
Déchéance, prison, et exécution
En 1928, Joseph Staline met fin à la NPE et entame la radicalisation de sa politique. Pour Nikolaï Kondratiev, alors en voyage en 1927 aux Etats-Unis à l’Université du Minnesota chez son ami, le sociologue Pitirim Sorokin, et que Joseph Staline entreprenait d’évincer les figures de la NPE, le vent tourne. Carl Clark Zimmerman (1897-1983), qui était alors membre de l’Université du Minnesota à l’époque, écrit :
« Kondratieff, économiste agricole et étudiant les cycles économiques, visita le Minnesota en 1927 et séjourna avec Sorokin. Un certain nombre d’éminents scientifiques américains étaient pro-communistes à l’époque. L’un d’eux était forestier sur le campus de l’agriculture où j’avais un bureau. Il m’a reproché de m’être associé à Sorokin et Kondratieff et m’a dit qu’il allait envoyer un rapport sur Kondratieff en Russie. Plus tard, j’ai appris que Kondratieff avait été arrêté immédiatement après son retour en Russie après son voyage pour visiter des universités américaines. Cependant, il n’a pas reçu le « traitement » final jusqu’aux purges staliniennes de 1931. »
Carl Clark Zimmerman (1897-1983) | Sorokin, the World’s Greatest Sociologist (1968)
Mais ce qui menaçait le plus Nikolaï Kondratiev c’est l’opposition idéologique des communistes aux cycles. La Grande Encyclopédie Soviétique qualifie la théorie de Nikolaï Kondratiev comme « une théorie bourgeoise vulgaire des crises et des cycles économiques ». Pour les soviétiques, « le concept théorique des cycles longs est directement opposé aux fondements de la thèse Marxiste concernant l’inévitabilité des crises économiques dans le système capitaliste »[1]. C’est ainsi que celui qui fut à la tête de l’Institut est démis de ses fonctions et progressivement évincé de la vie politique.
Dans une lettre du 6 août 1930 adressée à V.M Molotov (chef du gouvernement de l’URSS à partir de la fin 1930, un des responsables des purges), Joseph Staline écrit : « 3) Je pense que l’enquête sur le cas de Kondratiev-Groman-Sadyrin doit être menée avec toute la rigueur, sans hâte. C’est une question très importante. Tous les documents sur cette affaire devraient être distribués aux membres du Comité central. Je ne doute pas qu’un lien direct (par l’intermédiaire de Sokolnikov et Teodorovich) entre ces messieurs et la droite (Boukharine, Rykov, Tomski) sera révélé. Kondratiev, Groman et quelques canailles doivent être abattus. »
En 1932, Nikolaï Kondratiev est condamné à 8 ans de prison. Mais alors que sa peine arrivait à son terme, il est fusillé en septembre 1938, sur le camp de purge de Kommounarka. Il avait 46 ans…
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Une leçon pour les économistes d’aujourd’hui ?
La mort de Nikolaï Kondratiev retentit comme un grand tournant de l’histoire économique. Il faut dire que Nikolaï Kondratiev fait suite à de grands auteurs de la question des cycles, comme Clément Juglar (1862) ou Joseph Kitchin (1923). Mais le début du XXe siècle marque surtout l’arrivée des régimes totalitaires et interventionnistes. De ce fait, il est évident que les cycles économiques ne présentaient aucun intérêt du point de vue politique. Les travaux de John Maynard Keynes répondaient beaucoup mieux à l’air du temps… Par ailleurs, il est remarquable que Nikolaï Kondratiev avait parfaitement conscience des risques qu’il prenait en continuant à défendre ses travaux. Il savait qu’il risquait sa vie, mais il est resté digne, jusqu’au dernier souffle.
La mort de Nikolaï Kondratiev met un terme à une branche entière de la recherche pour les cycles. Cependant quelques économistes donnent une véritable postérité à ses travaux, et notamment Joseph Schumpeter, qui écrit Business Cycles (1939), un chef d’œuvre de plus de 1000 pages. Mais les réflexes de répulsion idéologique face aux cycles restent encore fortement ancrés, et nous ne pouvons que déplorer le manque de connaissances des contemporains à ce sujet… Pourtant, personne ne saurait nier les faits avancés sur des dizaines de milliers de pages par des dizaines d’auteurs. Mais cela, c’est une autre histoire.
Par THOMAS ANDRIEU
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[1] Ces extraits de la Grande Encyclopédie Soviétique sont repris dans le livre Long-Wave Rhythms in Economic Development and Political Behavior (1991), page 17, Brian Berry.